Grand orateur + sujet passionnant = déception
Dan Ariely est chercheur au MIT, et actuellement professeur dans la prestigieuse université de Duke. Brillant spécialiste de l'économie comportementale, professeur de psychologie, la lecture de ses ouvrages sont un must pour toute personne qui s'intéresse sérieusement aux techniques de persuasion. Dan Ariely est aussi célèbre pour ses interventions dans les conférences TED. Quatre interventions déjà, parmi les plus visionnées sur TED.com. Il compte parmi les meilleurs du monde dans sa spécialité, c'est un orateur brillant, très à l'aise. Drôle, il rend accessible des concepts complexes.
Un de ses talks néanmoins a attiré mon attention, car il est moins bon que les autres.
Entendons nous bien : ce talk reste intéressant (on parle quand même d'une rock star de la communication), mais le succès a été moindre, bien moindre en comparaison de ses autres talks.
Est-ce le contenu ? Non. Dan Ariely une fois de plus, vulgarise de façon très intéressante, avec humour et exemples marquants, un sujet passionnant : les biais qui affectent nos prises de décisions.
Est-ce que Dan Ariely est moins à l'aise que d'habitude ? Non. Comme à chaque intervention, le niveau de maîtrise orale est impressionnant. Clair, posé, pas l'ombre d'une hésitation, mais en même temps ce naturel qui ne vous donne pas le sentiment d'écouter un robot trop parfait.
J'ai mis longtemps à comprendre ce qui clochait dans ce discours, pourquoi je l'aimais moins et pourquoi manifestement, je n'étais pas le seul à ne pas lui trouver la même magie.
Lorsque l'on étudie les techniques cinématographiques, on est rapidement stupéfait par le débat qui semble faire rage entre deux écoles de pensées : ceux qui d'un côté semblent avoir modélisé l'art d'écrire un scénario avec un degré de précision tel que l'on se demande si le prochain blockbuster ne va pas être pondu par une macro sous excel, et ceux qui s'insurgent de cette volonté de transformer leur art en science mécanique. La 1ière école, notamment incarnée par Joseph Campbell et son fameux "Heroes Journey", ou encore par l'excellent Chris Vogler qui a fait un formidable travail de vulgarisation, se sont toujours défendu d'avoir voulu transformer l'art de l'écriture en équations bêtes et méchantes. En synthèse, leur point de vue est qu'une bonne histoire suit des règles complexes mais compréhensibles. Les appréhender permet d'améliorer la structure d'une histoire, mais cela ne remplace pas le talent. Comme j'en parlais déjà dans ce billet, Georges Lucas lui, était persuadé que ces règles fonctionnaient et derrière lui, tout Hollywood s'emploie à les respecter au mieux.
En analysant ces règles, on découvre qu'une bonne histoire comporte trois actes. Le premier introduit le héros dans son mode ordinaire (Luke Skywalker qui s'ennuie sur Tatoine), le deuxième fait rentrer le héros dans le monde extraordinaire (Luke a accepté de faire ce qu'il fallait pour répondre à l'appel de la princesse Leia et la libérer de l'infame Vador), et le retour vers le monde ordinaire, le héros remporte l'affrontement final, scènes de congratulation avec un héros métamorphosé.
La science de la dramathurgie va plus loin, jusqu'à chiffrer en pourcentage ce que chaque partie doit durer. L'introduction doit durer au plus 25 %, tout comme la conclusion, laissant 50 % pour le corps de l'intrigue. Les professionnels vont jusqu'à mesurer la durée maximale d'une séquence, le nombre de séquences ... impressionnant (même si ces chiffres font un peu débat, on est globalement dans cet ordre d'idée).
J'ai analysé le discours d'Ariely à la lumière de ces règles, et effectivement, le dysfonctionnement apparait clairement. Si on fait abstraction du générique du début, l'introduction ("mon médecin veut me tatouer le visage") dure 2 minutes, soit près de 40 % du discours total. 2 minutes, c'est très peu,mais quand 3 minutes plus tard environ, le discours s'achève, un désagréable sentiment de frustration s'installe. Un peu comme si dans Star Wars, la partie Skywalker, fermier désoeuvré, durait plus que de raison et que les scènes de combats au sabre laser ou d'affrontement sur l'Etoile Noire étaient passées au second plan.
Dan Ariely fait un bon discours, sur un sujet formidable qu'il maîtrise parfaitement. Sa prestation sur scène est remarquable. Mais les 3 actes de sont discours sont déséquilibrées et laissent le spectateur assez frustré.
Une introduction bien plus courte est possible, mais elle nécessitera beaucoup de talent et d'inspiration. Prenez le temps de donner envie à votre auditoire de vous écouter. Dans la même veine, prenez le temps de conclure, afin de bien ancrer votre message dans la mémoire de votre audience. La courbe d'attention est un concept à maîtriser pour maximiser l'impact de son message. Mais attention, si vous dépassez 25 %, cela se fait au détriment du corps de votre message, et l'impact sera négatif. Les livres de management américain sont généralement construits avec 30 % environ d'introduction, pendant lesquels on va vous expliquer la valeur extraordinaire du texte (cela s'appelle le self-selling). 20 % me paraissent bien suffisants, en tout cas pour un auditoire de culture française (et encore une fois, faire plus court est tout à fait possible, et parfois recommandé). On peut s'insurger contre cet aspect très mécanique dans la construction du discours, et dire à juste titre que leur respect ne garanti rien. Mais la réalité est incontestable : les bonnes histoires qui ne les suivent pas sont rarisssimes, et pondues par des auteurs au talent hors du commun.
Même si la règle n'est pas absolue, chronométrer son message et s'assurer que les différentes parties suivent approximativement cette répartition, permet d'obtenir un message perçu comme plus harmonieux. Un message parfaitement structuré reste un passage obligé pour obtenir de l'impact, et y investir de l'énergie est rarement une perte de temps.